Après sa mort, Max Linder est tombé dans l’oubli.
L’apport de Max Linder au cinéma comique naissant est immense : il enrichit des scénarios vulgaires d’une grande finesse d’observation, d’une mesure presque réaliste ; il réconcilie le cirque et le vaudeville, la grosse farce et la comédie légère ; enfin, il impose un type profondément original, caractéristique de son époque. De Chaplin à Pierre Etaix, tous les grands comiques de l’écran lui doivent quelque chose. Il initie le genre burlesque (slapstick) qui influencera Max Sennett. Son idée de création d’un personnage représentant un caractère social a été reprise par Charlie Chaplin. Ses exploits physiques seront prolongés par Buster Keaton et Harold Lloyd. Attentif à la précision des dispositifs (la laisse du chien, jute assez courte pour ne pouvoir attaquer vraiment Max, déguisé en épouvantail dans Soyez ma femme) il le laisse ensuite exploser dans un déchainement burlesque avec poursuite. Il fait preuve, comme Chaplin, d’un goût pour la vengeance aussi violente (coups de pied, eau d’arrosoir, jets d’objets de toutes sortes) qu’enfantine envers les méchants.
Charles Pathé lui ayant initialement confié la réalisation de ses films à condition de ne pas dépasser une journée de tournage, il expérimente les vertus du plan long qui atteint une forme de perfection dans Max et Jane veulent faire du théâtre : huit plans seulement pour douze minutes avec de multiples entrées et sorties de champ des personnages. Le dernier plan se termine avec un traveling arrière qui élargit le champ pour montrer que la scène a lieu dans un théâtre. La finesse psychologique accompagne les déchaînements burlesques ; les acteurs ont des gestes suffisamment précis ou s’adressent discrètement à la caméra pour faire comprendre leur intention ce qui évite l’interruption de l’action par des cartons. On n’en compte pas plus d’un par court-métrage et encore l’unique carton, « le temps a passé », de Max et Jane veulent faire du théâtre est un piège !
Orpheline à cause de la folie de son père, Maud Linder en a longtemps refusé l’héritage artistique. Avant d’en devenir l’ardente défenseur.
Si l’on sort des sentiers battus, il reste encore quelques trésors bien cachés d’un âge glorieux du cinéma muet. A Neuilly sur Seine, en contrebas de l’avenue qui mène aux tours de la Défense, dans une trouée de verdure fermée aux indiscrets, trône l’hôtel particulier que s’est fait construire Gabriel Leuvielle, alias Max Linder, après quelques années de rêve à Hollywood. Il ne s’y est jamais installé.
Avant la fin des travaux, il s’est donné la mort dans une chambre de l’hôtel Baltimore, près de l’Arc de Triomphe, après avoir tué sa jeune épouse. Aujourd’hui, c’est sa fille qui habite la maison et tente de remonter le cours d’une histoire compliquée. Dans le vestibule, une imposante caméra d’époque accueille les visiteurs. Les reflets de quelques photos d’époque scintillent dans la pénombre d’un après-midi d’hiver, mais la maison n’a rien d’un musée. Entretenir la mémoire de ce père-là n’a rien d’évident. Il faut se battre contre l’oubli qui a aspiré son œuvre (et celle de la plupart des géants du muet). Et lutter aussi contre la force du ressentiment : « Pendant toute ma jeunesse, je n’ai pas voulu entendre parler de lui, dit Maud Linder, 88 ans aujourd’hui. Quand j’ai compris que mon père s’était tué alors que j’avais 16 mois et qu’il avait entraîné ma mère dans sa folie, je n’ai pas eu une grande passion pour lui. Je suis resté longtemps campée sur une simple position : mon père m’avait abandonnée, je l’abandonnais aussi. »
Il n’était pas difficile de ne rien savoir. Dans les décennies qui ont suivi sa disparition, l’image de Max Linder s’est singulièrement effacée. A l’époque, un homme qui se suicidait était doublement mort pour la société des hommes, surtout la sienne, bourgeoisie des vignobles girondins. Le choix d’une fin aussi tragique n’a rien fait non plus pour la pérennité de son personnage de comique dynamique et élégant. « Dans ma famille, l’omerta était totale. Je savais à peine que mon père était acteur. Jusqu’à mes vingt ans, je suis restée éloignée de ses films. Ce sont mes amis qui ont fini par me rendre curieuse, étonnés que je ne veuille pas en savoir plus sur un tel phénomène. »
C’est après la guerre qu’est venue la révélation. Maud Linder a poussé la porte d’un cinéma de Versailles qui projetait un film de son père. Elle n’y est pas allée sans appréhension. « Je n’avais pas un à priori très favorable sur le comique de l’époque, je m’attendais à une forme d’humour troupier, j’avais peur d’avoir honte de lui et j’ai été soulagée, étonnée de découvrir qu’il avait du style et du talent et que l’oubli dans lequel il était tombé relevait d’une profonde injustice. » La réaction a été spectaculaire. Maud, qui habitait déjà la maison de son père, a choisi d’abandonner son patronyme pour porter le nom d’artiste de son père et dédier son existence à la réhabilitation de son œuvre, un travail acharné qu’il faut sans cesse reprendre. « Jamais je n’aurais imaginé qu’il serait aussi difficile de faire revivre ses films » soupire-t-elle.
En 1962, avec les principales bobines retrouvées, elle réalise un film de montage, En compagnie de Max Linder, montré en grande pompe au festival de Venise. La critique fait au film un accueil à la hauteur de ses espérances et, pour le quarantième anniversaire de la mort de son père, les éditions Seghers lui consacrent un ouvrage, dans la collection Cinéma d’aujourd’hui qui s’ouvre sur des lignes qui n’ont rien perdu de leur actualité : « Que reste-t-il de Max Linder ? Que faut-il penser de Max Linder ? Quelle est la permanence de l’art de Max Linder ? » Sur une centaine de pages d’analyse, l’auteur, Charles Ford, compile les arguments qui, jusqu’à aujourd’hui, militent pour la (re)découverte d’un des « premiers amuseurs universels », un comédien qui a compris, dès les premières heures du XXe siècle, que le cinéma était un art totalement nouveau, ouvrant des perspectives inouïes. « Il a découvert le théâtre par le truchement des spectacles forains qui parcouraient les villages de France, raconte Maud Linder, mais il a tout de suite réalisé que ce nouveau mode d’expression allait bien au delà de la simple adaptation des numéros de Music Hall ou de Vaudeville. Il a su laisser de côté les formes désuètes du théâtre de l’époque, il a joué des nouvelles libertés qu’offrait le cinéma et j’ai vraiment le sentiment qu’il s’est « éclaté » en découvrant cette forme d’expression. »
Malgré l’engagement de personnalités tel qu’Henri Langlois, le « père » de la cinémathèque française, le parcours de Maud Linder pour remettre à flot l’œuvre de Max a été une aventure semées d’invraisemblables embûches. Les films étaient perdus pour la plupart ou disséminés aux quatre coins du monde. La collection personnelle du cinéaste était enterrée dans le jardin familial, la pellicule rongée par les vers, quelques boîtes entreposées dans des clapiers à lapin.
Au fil d’années de recherches obstinées, la fille a connu bien des déceptions. Et quelques heureuses surprises. Comme ce forain qui l’invite dans un appartement de la Goutte d’or pour lui projeter des bobines intactes avec lesquelles il parcourait la France et qu’il se fait un plaisir de lui restituer sans la moindre contrepartie. Ou cet homme qui au cours d’une soirée, dans une campagne reculée, lui murmure dans le noir (l’électricité est en rade) : « J’ai adoré un homme qui portait le même nom que vous ». « Quand il a compris que j’étais sa fille, il m’a recommandé à un de ses amis qui dirigeait une revue de cinéma et qui m’a proposé de faire des reportages sur les tournages pour rencontrer des gens du cinéma. Les portes se sont ouvertes. »
Pendant plus de cinquante ans, Maud Linder n’a jamais désarmé. Après En Compagnie de Max Linder, elle réalise, en 1983, pour le centième anniversaire de son père, un autre film de montage, L’Homme au chapeau de soie dont Costa Gavras se fait l’ardent défenseur (« Son plus beau rôle : Max Linder dans une mise en scène de sa fille ») Au tournant des années 90, elle produit une vingtaine d’émissions, les Max Follies pour FR3 et organise un festival au musée d’Orsay. Elle réalise aussi une série de films pour Arte et publie un livre sur son interminable quête. Mais l’oubli revient toujours.
L’histoire s’arrête là ? Le cinéaste revit, qu’en est-il de l’homme ? « Je n’ai jamais voulu en savoir trop. J’ai toujours été assaillie de témoignages plus ou moins bienveillants, ceux qui pensaient pouvoir me raconter sa vie ou sa mort. Je les ai fuis. Je sais qu’il existe quelque part un enregistrement de la voix de mon père, mais je ne l’ai pas cherché. Il y a des blessures que je ne tiens pas à rouvrir. »